Ce mercredi 26 janvier, la commission Environnement du Parlement bruxellois s’est penchée sur ma proposition d'ordonnance – cosignée par Ariane De Lobkowicz – visant l'interdiction à Bruxelles de la vente du foie gras issu du gavage. Si j'ai pu présenter mes arguments en faveur de cette mesure, la discussion générale et le vote du texte ont été reportés de plusieurs mois.
En effet, la mesure proposée introduirait une « norme technique » sur le foie gras. Et à ce titre, elle doit notamment faire l’objet d’une communication auprès de la Commission européenne et des États membres avant son adoption éventuelle, en vertu de la Directive (UE) 2015/1535.
Après le délai occasionné par le sollicitation d'un avis du Conseil d'État au sujet de la proposition, celle-ci connaît donc un nouvel ajournement. Mais j'espère qu'elle pourra être enfin débattue dans le courant de l'année 2022. À suivre...
Ci-dessous, l'exposé introductif que j'ai prononcé mercredi 26 janvier 2022 en faveur de cette proposition.
Le texte qui est ici présenté vise à fixer des conditions de commercialisation du foie gras. En clair, l’objectif est de mettre un terme à la vente de foie gras qui est le résultat du gavage des palmipèdes.
Les raisons qui motivent cette proposition d’ordonnance sont bien évidemment de l’ordre de la protection des animaux, mais elles se justifient également par des éléments de cohérence juridique, comme je l’expliquerai dans un second temps.
Pour ce qui concerne les animaux, on se rappellera que la Région bruxelloise a déjà adopté une interdiction de la pratique du gavage sous la précédente législature. Bruxelles ne comptant aucun producteur de foie gras, la mesure n’a pas été porteuse d’effet concret. La proposition que j’ai déposée entre donc dans le prolongement de cette précédente ordonnance, en suivant le principe général d’une meilleure protection des animaux. Il serait en effet logique de ne plus autoriser sur le territoire de la Région la vente d’aliments produits au moyen d’une pratique elle-même interdite sur ce même territoire pour des motifs de protection des animaux, et donc de moralité publique. Mentionnons au passage que la mesure proposée récolterait l’approbation de 67 % des bruxellois, selon un sondage Ipsos réalisé en 2019.
Les arguments moraux et scientifiques contre le gavage des palmipèdes sont, je pense, généralement connus, et je ne vais pas entrer dans de très longs détails.
Mais en quelques mots, les souffrances et le mal-être généralisé que provoque la pratique du gavage chez les oiseaux sont déjà une évidence pour quiconque a pu l’observer, mais ils sont également étayés par la science.
Dès 1998, le Comité scientifique de la Commission européenne de la santé et du bien-être des animaux publiait un rapport, concluant de façon univoque que l’acte du gavage est préjudiciable au bien-être des animaux.
À l’issue d’une période de pré-gavage, les palmipèdes sont placés en phase de gavage à proprement parler. Et par placer, il faut comprendre qu’ils sont enfermés dans des cages métalliques exiguës. La période de gavage dure une douzaine de jours pour les canards et une vingtaine de jours pour les oies. Deux fois par jours, les animaux sont forcés d’ingurgiter une purée de maïs par un tuyau de métal enfoncé jusqu’à leur œsophage, qui propulse une quantité de nourriture qu’ils seraient évidemment très loin d’avaler volontairement.
Ce traitement provoque des séquelles graves chez les canards et les oies, comme en témoigne le taux de mortalité 10 à 20 fois plus élevé pendant la période de gavage qu’en élevage classique. Les animaux qui survivent souffrent d’une maladie appelée la stéatose hépatique, de diarrhées, de stress thermique et de halètement, ils peinent à tenir sur leurs pattes.
Il faut noter que de tels problèmes sont intrinsèques à la production traditionnelle de foie gras. Ils ont été observés lors de chaque enquête réalisée par la société civile, et y compris dans des élevages près de chez nous et considérés comme artisanaux, comme le prouve un récent reportage de l’association GAIA tourné dans des fermes de Wallonie.
Je pense que toute personne de bonne foi doit reconnaître l’acte de brutalité que constitue la pratique du gavage. Elle est d’ailleurs généralement perçue avec dégoût et consternation par les personnes dont la culture culinaire ne connaît pas le foie gras, ce qui devrait peut-être nous alerter sur notre propre dissonance cognitive.
Les arguments qui cherchent à légitimer le gavage ne proviennent que de la filière elle-même et des personnes en situation de conflits d’intérêts. Ces arguments ont été démentis de longue date, mais sont régulièrement resservis au public dans le but de pérenniser une industrie de plus en plus décriée.
Les documents attestant des douleurs et du mal-être des palmipèdes ne manquent pas, et ne font que confirmer ce qui n’est rien d’autre que l’évidence même : enfermer des oiseaux pour les nourrir de force en leur enfonçant un tuyau métallique par le bec jusqu’à ce que leur foie soit le plus gros possible, ce n’est pas tout à fait un acte de bienveillance envers les animaux.
Quelques mots sur la particularité législative et juridique du gavage.
Premièrement, l’alimentation forcée des animaux est, de facto, une pratique interdite en vertu de la Directive européenne du 20 juillet 1998 et de la Loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux, à l’exception des exploitations spécialisées, à titre dérogatoire.
Au niveau européen, la base légale justifiant cette situation peut être trouvée dans les Recommandations adoptées en 1999 par le Comité Permanent de la Convention Européenne pour la protection des animaux dans les élevages, émanant du Conseil de l’Europe, qui constituent des dérogations temporaires à l’interdiction du gavage pour les pays qui étaient producteurs de foie gras lors de l’adoption de ces textes. Ces recommandations imposaient toutefois aux États producteurs de fournir des rapports annuels sur l’état de la recherche vers des alternatives au gavage, et informant de la mise en œuvre de ces Recommandations, et il était également prévu d’en réexaminer le contenu dans les cinq années suivant leur entrée en vigueur. Plus de 20 ans plus tard, ces rapports n’ont pas été publiés et les recommandations n’ont jamais été réexaminées. La légitimité légale du gavage à l’échelle européenne pose donc question.
Toujours est-il que dans les faits, le gavage est interdit dans tous les États membres qui ne le pratique pas actuellement, c'est-à-dire tous les pays de l’UE sauf cinq. Reconnaissant la souffrance animale qu’occasionne le gavage, une série d’États européens ont par ailleurs inscrit une interdiction explicite de cette pratique. C’est donc aussi le cas de la Région bruxelloise depuis 2017, et de la Flandre, qui ne compte plus aucun producteur de foie gras.
En empêchant la vente de foie gras issu du gavage, la proposition d’ordonnance que je présente aujourd’hui est donc pleinement conforme à l’esprit de la réglementation européenne, qui demande aux pays producteurs de se tourner vers des méthodes alternatives de production. En un mot, ma proposition peut être vue comme un incitant.
Je termine avec quelques mots sur l’avis du Conseil d’État.
Comme vous en avez pu prendre connaissance, le Conseil d’État a été sollicité pour déterminer si la proposition était recevable, notamment pour des questions de répartition des compétences.
Si vous l’avez lu, vous avez pu constater que l’avis du Conseil d’État est positif à cet égard.
Pour ce qui concerne la question des compétences de la Région par rapport à celles de l’État fédéral, le Conseil d’État s’est référé à la loi spéciale du 6 janvier 2014 relative à la sixième réforme de l’État, ainsi qu’aux travaux préparatoires ayant mené à cette loi. Concernant la compétence des régions en matière de bien-être des animaux, ces travaux précisent que « la notion de "bien-être des animaux" est très large et concerne les matières réglées par ou en vertu de la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux. L’autorité fédérale restera compétente pour les normes et leur contrôle relatifs à la santé des animaux ». Mais la proposition ici discutée ne vise nullement à assurer la sécurité de la chaîne alimentaire, elle n’empiète pas sur la compétence fédérale concernant les normes et leur contrôle relatifs à la santé des animaux, ainsi qu’à la qualité des produits d’origine animale. Il s’agit d’une mesure qui se concentre sur le bien-être animal, qui appartient explicitement aux compétences des Régions.
Par ailleurs, comme l’écrit le Conseil d’Etat, « la compétence des régions en matière de bien-être des animaux comprend également celle d’en régler le commerce. La loi du 14 août 1986, à laquelle font référence les travaux préparatoires précités de la loi spéciale du 6 janvier 2014, contient au demeurant un chapitre qui concerne précisément le commerce d’animaux. Bien que ce chapitre fasse uniquement mention d’"animaux", il n’exclut pas que les régions, sur le fondement de leur compétence en matière de bien-être animal, et donc indépendamment de leur compétence en ce qui concerne l’agriculture, règlent également le commerce de produits d’origine animale, pour autant que ces règles visent principalement à assurer le bien-être des animaux dont sont issus ces produits d’origine animale. En l’occurrence, le dispositif proposé est effectivement dicté par des objectifs de bien-être animal, étant donné qu’il vise à inciter les producteurs de foie gras « à employer des méthodes de production alternatives » au gavage des animaux, dont il a été scientifiquement démontré, selon les développements de la proposition, qu’il cause des souffrances aux animaux concernés. »
Pour ce qui concerne le principe de circulation des biens au regard du TFUE, le Conseil d’État note que l’interdiction de commercialiser du foie gras issu du gavage d’animaux implique, indirectement, une interdiction d’importation d’un tel produit. Mais il confirme que le dispositif respecte le principe de proportionnalité. L’interdiction de la vente de foie gras issu du gavage s’inscrit dans le prolongement de l’interdiction de gaver des animaux sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale. Il est par ailleurs estimé que « la possibilité prévue par l’article 36 du TFUE d’instaurer des restrictions à l’importation, justifiées par des raisons de protection, notamment, de la santé et de la vie des animaux, serait vide de sens s’il n’était pas possible pour un État membre d’interdire, sur la base de certaines convictions en matière de bien-être des animaux, la commercialisation de produits qui peuvent par contre être commercialisés dans un autre État membre ayant d’autres convictions en cette matière. »
Vous aurez aussi noté que nous avons suivi les recommandations du Conseil d’État, dans le sens où la définition de « commercialisation » a été enlevée, puisque le terme « commercialiser » est déjà présent dans la loi de 1986. Nous avons également supprimé la définition d’« animaux », qui n’était pas indispensable. Par contre, nous avons maintenu la définition de « gavage », qui ne figurait pas dans la loi de 1986.
Enfin, le Conseil d’État pointe du doigt deux formalités à remplir avant l’adoption éventuelle du texte.
La première formalité concerne la directive (UE) 2015/1535 « prévoyant une procédure d’information dans le domaine des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l’information ». En clair, la proposition vise à instaurer une règle technique et doit donc faire l’objet d’une communication auprès de la Commission européenne. Selon ma compréhension, la procédure d’adoption doit être reportée de six mois à partir du moment où la Commission reçoit la communication ad hoc.
La deuxième formalité concerne l’Accord d’association entre l’Union européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique et leurs États membres d’une part, et l’Ukraine d’autre part. Elle porte plus concrètement sur une obligation de notification et d’information, qui requiert de publier à l’avance la mesure envisagée.
Il faudra donc accomplir ces deux formalités avant de procéder au vote de la proposition d’ordonnance.
Chers collègues, je vous remercie pour votre attention, et merci tout particulièrement à Ariane De Lobkowicz pour son soutien dans cette proposition.